10 Septembre 2020

A New York, le 10 Septembre 2020

Très chère Юлия,

J’ai un aveu à te faire : je suis extrêmement bavard ! Tu dois penser : « Ah oui, j’ai déjà remarqué cela ! » Alors j’ai pensé que plutôt que de t’envoyer mes petits histoires de manière électronique, je vais te les écrire, en espérant que tu les recevras à un moment ou un autre, et qu’elles t’intéresseront… Il va de soi que pour l’instant je le ferai en Français, mais j’espère que d’ici peu de temps, je pourrai le faire en Russe.

Aujourd’hui, je voudrais te parler des différents endroits où j’ai vécu : et par vécu je veux dire que j’y ai passé au moins quelques mois, en y ayant travaillé ou étudié.

Je suis né dans le Sud de la France, dans ce que l’on appelle « Le Midi rouge », tant par le vin qui y est produit que par les opinions politiques des habitants (mes parents m’amenaient dans les fêtes communistes). Ma ville d’origine, Alès (anciennement Alais, depuis Alès-en-Cevennes) fut une ville de 55000 habitants à son apogée dans les années 1950, à cause des mines de charbon (il reste de nombreux puits alentour). Mais depuis la fermeture des mines dans les années 1970, elle décline rapidement. Le centre-ville est joli, mais récent : un maire ayant un jour décidé de raser les ruelles du 17eme siècle pour y mettre des immeubles très laids. De son passé ancien et récent, il ne reste que la cathédrale du 17ème, le fort Vauban de la même époque, et une montagne de scories qui se remet parfois à brûler : le Crassier : on dirait un volcan qui surplombe la ville. Au final, la ville est à l’image des nombreux retraités qui y habitent : elle est comme endormie sous le soleil, mais la désindustrialisation a redonné à ses murs la blancheur qu’ils avaient perdue pendant des siècles. J’y ai vécu jusqu’à mes dix-sept ans, à la fin du lycée.

La grande ville la plus proche, où j’ai passé trois ans en « Classes préparatoires aux grandes écoles » est Nîmes, à environ une heure de là . C’est une ville romaine qui s’appelait Nemaussus, et qui a été fondée par des généraux romains à leur retour dÉgypte. A cause de cela, le symbole de la ville est un crocodile enchaîné à un palmier, car on dit qu’ils auraient ramené cela de leur campagne militaire. La ville est très belle, avec un centre ancien, qui comprend toujours de nombreux bâtiments millénaires : les arènes, les termes (bains publics), et fait rare: un temple : la plupart avaient été détruits pour utiliser les pierres lors de la

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construction des églises, mais par chance, celui-ci fut utilisé comme église, ce qui l’a préservé. Les arènes sont utilisées de nos jours pour des concerts, mais aussi, deux fois l’an, pour des corridas. Ces « spectacles » désormais interdits en Espagne dans la plupart des villes, restent encore courants dans le Sud de la France, notamment lors des « ferias » : fêtes qui durent une semaine. J’ai passe trois ans à Nîmes, mais sans vraiment profiter de la ville, car les concours d’entrée aux écoles d’ingénieurs demandent beaucoup de travail : huit heures de cours par jour souvent suivis d’une heure de tests oraux, devoirs jusqu’à minuit. Et le samedi quatre heures de contrôle écrit. Malgré cela, je garde une très bonne image de la ville, des professeurs, et mes mes anciens camarades. J’en ai revu un il y a deux ans, au CES a Las Vegas. « Geraud ! ÇA fait vint ans ! Et oui… le temps passe ! »

Après le soleil de Nîmes, j’ai étudié trois ans en école d’ingénieurs à Brest, en Bretagne. Un jour par curiosité, j’ai cherche ici dans un guide touristique ce qu’il est dit sur cette ville: La description était : « Brest : in one word : grey. » Et c’est très vrai : du port historique, il ne reste plus qu’un seul quartier, le reste ayant été rasé par les alliés pendant la deuxième guerre mondiale. Alors la ville fut reconstruite rapidement, dans l’idée de la refaire plus belle plus tard. Cela a amené des constructions très laides, sur un plan à l’Américaine. Beaucoup de béton gris partout, et la place de la mairie, toute de granit, est grise aussi. Le problème est que Brest c’est un endroit où il pleut continuellement, et le ciel est toujours gris aussi. Malgré la présence proche de la mer, avec des falaises magnifiques, tout paraît triste : les bâtiments, le ciel, les gens. J’y ai passé trois ans, le temps de devenir ingénieur, de me faire des amis pour la vie, mais ne plus jamais vouloir y retourner. Mes moments de lumière ont été les stages en été, le premier à Lannion, une jolie ville de Bretagne. Le second à Pasadena, mon premier long séjour aux USA (et dont l’été a changé ma vie car je l’ai fini à New York). Et enfin… Oslo.

En dernière année d’écoles d’ingénieurs, nous devions faire un stage de fin d’études, de quatre mois. Je décidais d’essayer quelque chose qui me fascinait depuis toujours : les superordinateurs. En cherchant, je vis qu’il y avait une entreprise qui en fabriquait en Norvège. Je leur écrivis donc, et ils m’acceptèrent en stage pour 6 mois. Me voilà donc, arrivant à Oslo à la fin du mois de Février jusqu’à la fin Août. La ville est tout simplement magnifique : elle fait le tour de son fjord, et comprend des dizaines de petites îles. Lorsque j’y vivais, le grand soleil rendait tout comme magique, et le ciel était d’un bleu extraordinaire qui se reflétait dans lamer. De la fenêtre de ma chambre je voyais le fjord, une petite île, et cette eau si belle qu’un jour je me suis dit que si je rencontrais une fille avec des yeux d’une telle couleur, je voudrais l’épouser sur le champ. Il y a beaucoup d’endroits là-bas auxquels je pense encore, et desquels je rêve parfois,

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notablement le parc Vigeland : c’est un endroit que la ville a offert à un sculpteur local, et qu’il a rempli de sculptures, d’allées fleuries, de fontaines. J’y allais presque tous les week-ends. Ce qui a fait que je ne reste pas là-bas, ce fut un hasard : je correspondais avec mon professeur en France et lui décrivais des problèmes sur lesquels je travaillais quand il me répondit : « Tiens, si ça t’intéresse, quelqu’un à Paris XI a un sujet de thèse là-dessus ». La compagnie où je travaillais en temps que stagiaire m’avait offert de me garder comme ingénieur, et j’ai appris énormément grâce à eux. Alors le choix fut difficile, mais deux choses furent marquantes dans mon choix : le première fut un ingénieur-docteur qui me dit : « Pose-toi la question, si tu veux devenir docteur, seras tu prêt à reprendre tes études dans 10 ans ? » La seconde, c’est la solitude: étant timide, et même en sortant un peu, en six mois je n’avais parlé qu’à deux personnes en-dehors du travail : une coiffeuse suédoise quand j’étais allé me faire couper les cheveux, qui se plaignait de la froideur des Norvégiens(!), et une guide francophone sur un bateau de touristes. Alors au final, je partis faire la thèse, à Paris.

Tu vas penser que je vais te parler de Paris, mais en réalité, mes premières années là-bas furent peu occupées, car je passais le plus de temps possible à Sofia, en Bulgarie. J’y ai vécu épisodiquement sur une période de deux ans : deux mois là-bas, deux semaines à Paris. C’était entre 2001 et 2003, donc bien avant l’entrée de la Bulgarie dans l’Union Européenne, et il y avait encore beaucoup de monuments et de bâtiments de l’époque communiste. Le premier appartement où j’ai vécu étant dans une cours, près de « La place aux écrivains » : il y avait une librairie en bas de chez moi ! Et tous les jours un marché dans la rue : c’était extraordinaire ! Un jour en allant acheter à manger j’ai rencontré l’ancien président de la République ! Le deuxième appartement avait une vue magnifique sur une place/parc, avec en fond Vitosha, le volcan inactif qui surplombe la ville. En hiver recouvert de neige, c’était très beau ! J’aimais beaucoup me promener dans le centre-ville : il y a beaucoup de petites rues, de très belles maisons anciennes, et évidemment de beaux bâtiments et parcs. Quelque chose spécialement me manque que je n’ai jamais vu ailleurs : il y avait beaucoup de petites échoppes dans des caves avec pour seule ouverture un soupirail au ras du sol : les gens y achètent des produits de première nécessité, allant de bouteilles d’eau au dentifrice. Je me souviens aussi de la nourriture, et des tomates qu’une grand mère vendait, provenant de son jardin… je n’en ai jamais goûtées de meilleures depuis. Les spécialités sont aussi délicieuses, entre influences slaves et méditerranéennes : as-tu déjà mange du halva ? Là-bas ils en avaient de toute sorte ! Mais je voyais aussi les cotés noirs de la chute du communisme : la corruption généralisée, les groupes d’enfants dans les rues essayant de voler les passants… je me demande à quoi ressemble le pays maintenant, et j’aimerais y retourner un jour, notamment pour

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y revoir un ami francophone, et un ancien collègue de travail. Sofia fait partie des villes qui amènent de leur atmosphère lorsque je rêve d’une ville idéalisée, qui a des morceaux d’Oslo, de Sofia, et de Paris.

On en arrive à Paris justement, que je n’ai vraiment découverte qu’à partir du moment où je ne suis plus allé à Sofia. Pour moi Paris c’est beaucoup de petites choses : le vendredi dans un caveau à jazz avec mes amis Denis et Natalie. Acheter des livres aux bouquinistes sur les quais de Seine. Marcher depuis Notre Dame jusqu’à l’Arc de Triomphe, en s’arrêtant un peu dans le parc des Tuileries. Et puis évidemment les sorties : les soirées gothiques qui finissent à 9h du matin, sur des bateaux ou dans des caves. Les dîners entre amis dans de tous petits restaurants, ce que j’appelais la période « Dolce Vita » de ma vie. Ce qui me manque le plus, c’est de travailler sur ma thèse a 4h du matin, et recevoir un message de mon amie Amandine : « Tu ne dors pas ? On va marcher ? » Et ainsi marcher dans les rues endormies, pendant des heures. Puis rentrer, rédiger la thèse, et enfin dormir. Il y a quelque chose de magique la nuit (je t’écris à 2h) qui me rend calme, concentré, prolixe. Je vivais rue Louis Blanc, près du canal Saint Martin. Il était devenu comme mon jardin, et vers la fin de mon séjour, quand les berges sont devenues populaires, j’étais choqué et je pensais « Mais que font ces inconnus dans mon salon ? » Paris, c’est enfin les tartes au citron meringuées préparées pour des amis, l’histoire à chaque coin de rue (comme dans beaucoup de villes européennes) mille ans ou plus d’architecture, et partout dans l’air, un sentiment d’appartenir à quelque chose de beau, de plus grand que soi.

Tout cela, je l’ai pourtant quitté un jour, un an après avoir obtenu mon doctorat, pour aller faire un « post doc » aux USA. Le laboratoire était excellent, et mon directeur de post-doc est un homme très intelligent, né en France, qui parle couramment quatre langues, et est une sommité mondiale dans mon domaine. Hélas, la ville où se trouve l’université est horrible : deux localités, Urbana et Champaign, en Illinois, avec du maïs tout autour (UIUC était originellement dédiée à l’agriculture). Avec la fermeture des industries, les deux centres ville ne sont que des séries d’immeubles de brique rouge, vides. Tout est plat, et le ciel paraît immense, mais sans poésie : les villes sont juste d’énormes parkings de supermarchés… sans clients, on se croirait dans une dystopie. Mon cerveau s’est comme arrêté la-bas : plus envie de créer, d’étudier, pas même de lire ou de voir des films : ce fut une hibernation de deux années. Par contre, j’ai rencontré des gens extraordinaires, et je vais te raconter mon départ. Il est 4h du matin dans le petit aéroport. Nous avons beaucoup de sacs, et la chatte dans sa cage. Une employée me dit alors : « pour le chat il fait une cage/sac souple, qui se met sous le siège. » « Mais nous n’avons pas cela ! » « Achetez-en un, Walmart est ouvert. » « Je n’ai pas de voiture, le taxi est parti… » « Débrouillez-vous ! » Alors, en pleine nuit encore, j’ai appelé mon ami Scott. Il a répondu pas de problème, est tout de suite venu, en achetant le sac pour la chatte au passage ! Je l’ai revu une seule fois depuis, lors de mon passage en conférence : avoir la main sur le cœur, c’est quelque chose qui pour moi définit

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bien les habitants du « Mid-West ». Cela a beaucoup adouci l’ennui qui émane de cette région.

Après ces années dans l’ennui, je suis donc arrivé à Calgary, en Alberta, dans l’Ouest du Canada. Le mieux que je puisse faire, c’est de te décrire ce que l’on voit d’un avion quand on y atterrit : à l’Est, la fin de la Grande Prairie : très verte, très plate. Au centre, la ville de Calgary. A l’Ouest, surgissant presque d’un coup,m les Montagnes Rocheuses. C’est très beau et saisissant ! La ville elle-même est un mélange : un peu comme au Texas, y cohabitent des ranchs énormes, et des employés qui travaillent dans les compagnies petriolieres. Le pétrole est extrait des sables bitumeux (tar sands) du Nord de la province, aussi de nombreuses entreprises se sont installées à Calgary. Quand j’y ai aménagé, c’était le pic, et la ville était passée de 500.000 à un million d’habitants en très peu de temps. C’était la ruée vers l’or noir, avec des affichettes devant chaque bâtiment proposant des emplois, y compris de directeur ! La crise de l’été 2008 a bien calmé les choses… La ville elle-même est très moderne, avec peu de bâtiments anciens (au départ, c’était seulement un fort), mais il reste quelques quartiers avec de jolies maisons. Ce dont je me souviens surtout, c’est le ciel presque toujours bleu, été comme hiver. Ajoute à cela les immenses montagnes à l’horizon, les deux rivières qui traversent la ville, les pistes de ski accessibles par l’autobus, et tu comprendras pourquoi beaucoup de gens y déménagent. De mon cote, j’y ai passé de bons moments, c’est là où j’ai découvert les concerts punks (et ou j’ai commencé à les photographier), et là aussi que je me suis rendu compte que -10ºC par temps sec (il pleut et neige très peu) ça paraît moins froid que -5ºC par temps humide. J’aimerais y retourner, mais surtout en été pour revoir le Stampede (un rodéo géant qui dure une semaine) mais surtout aller dans les montagnes, notamment pour revoir les eaux couleur menthe à l’eau d’Emerald Lake. Pourtant malgré tout cela, je n’ai pas eu à réfléchir longtemps pour quitter Calgary, car c’était il y a dix ans (le 30 Septembre 2010) que j’ai pris l’avion pour New York (« Start spreading the news, … »)

New York, NYC, la Big Apple… la première fois que je suis venu c’était en 1999, pour un voyage d’une semaine, depuis Pasadena où j’avais passe l’été en stage. Un ami m’ayant dit : « Tu as vu ? Les billets de bus sont peu chers pour aller à New York si l’on s’y prend en avance ! » Et hop, nous voilà partis : 4 jours et 3 nuits de bus, de la Californie à New York, en Greyhound, comme dans les films ! A l’arrivée, une douche, deux heures de sommeil, et nous voilà en haut du World Trade Center. Deux ans plus tard, j’assistais à leur effondrement avec les larmes aux yeux, depuis Paris. En 2002, lors d’une escale à Newark, je pleurais à nouveau en voyant Manhattan au loin. En 2004, après avoir fini d’écrire mon doctorat en Illinois, je pris une semaine de vacances a New York, et c’est là, seul, marchant en tout sens près de 10 heures par jour, que je

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decouvrais vraiment la ville. J’y suis revenu l’année suivante, et j’ai encore été enchanté : tout m’a attiré dans la ville, et même si j’adorais Paris, je me sentais mieux à New York. Comme libéré d’un carcan artificiel, et en même temps plus en sécurité : je t’ai raconté l’anecdote où, sortant de soirée gothique à Paris, le visage maquillé, je me fis traiter de « pédale » par un groupe de gens. Quelques semaines après, à New York, alors que je rentrais en marchant dans les mêmes circonstances, un homme en costume, devant son hôtel, me dit « Hi, how are you ? Oh it is 3am ? Stretching time ! » Et il commence à faire des étirements, en costume cravate ! Ici les gens ne te regardent jamais comme si tu venais d’une autre planète, même avec un chat sur tes épaules ou une poule en laisse ! Ils te disent : « Oh quel chat mignon ! Comment s’appelle votre jolie poule ? » Et donc après 11 ans de rêve, je débarquais à New York, au même endroit où je vis aujourd’hui. La ville change très rapidement, et certains de mes coins préférés dans le LES (Lower East Side) ont disparu. Mais je fais toujours de nouvelles découvertes qui m’enchantent, depuis les feux d’artifice sur la plage de Coney Island en été, aux gens qui jouent du jazz dans le Washington Square Park. Depuis les concerts punks dans de petits bars aux pièces de théâtre à Broadway. Depuis les pizzas a 1$, aux soirées entre amis avec le banquet chanté et dansé Chez Tatiana, sur la plage Russe. New York, ça n’est pas seulement des grattes-ciel, un port, des presque-îles aux atmosphères différentes. Pour moi c’est surtout des gens : ma voisine de 101 ans qui déménagea en 2012 après avoir vécu 70 ans dans le même appartement, ces gens qui après le passage de la tempête Sandy, achetaient des piles et les revendaient à prix coûtant pour ceux qui avaient perdu électricité. Les New-yorkais ont souvent de grosses voix, de grandes gueules, mais ils ont un cœur en or, comme la ville.

Cette ville, ma très chère Юлия, j’espère bientôt te la faire visiter en long et en large, pour que tu me dises tes propres impressions. Il y a beaucoup d’endroits que je voudrais voir avec toi, mais il faut bien commencer quelque part… et ton rêve a guidé nos pas.

Je t’envoie des baisers, avec tout mon amour, ô toi qui jamais ne quitte mes pensées.

Géraud