9 juin 2021

В Нью-Йорке, в 9 июня 2021 г.

Моя дорогая Юлия,

« Odd groups go left, even groups go right », « In phase two, remember to spread out ! »  « That’s it for tonight, let’s do this tomorrow, with more focus ! » Voila quelques phrases que j’ai dû dire des centaines de fois, car aujourd’hui, je vais te raconter quelle a été mon expérience de « raid leader » dans les jeux en ligne. Dans trois en fait, car en général je n’étais pas du genre à butiner d’un jeu à un autre, juste à me concentrer sur un à un moment donné pour « savoir la fin ». Alors j’ai fait ça dans « World of Warcraft », dans « Age of Conan », et dans « Secret World Legends ».

Un raid leader, c’est quoi ? Le rôle c’est avant un combat d’expliquer au groupe, entre 10 et 40 joueurs suivant le jeu, quel sera le rôle de chacun, la stratégie adoptée, faire en sorte que tout soit prêt au moment de commencer. Pendant le combat, ça consiste à corriger les petits problèmes, tout en jouant son propre rôle de façon exemplaire : en gros, il faut être un bon manager qui dirige par l’exemple ! J’ai trouve cela très intéressant humainement parlant, et je crois que ça m’a aidé dans mon travail, notamment quand je me suis retrouvé face à des gens toujours prêts à contredire mes instructions. Mais surtout, ça mène à des souvenirs et des anecdotes que je vais maintenant te raconter…

Je t’ai déjà parlé de ce couple de 25 ans dont la fille disait que son mari fermait la porte de la salle de bains et y restait seul très longtemps. Il y a plein d’autres choses qui me surprenaient avec eux, mais notamment des choses comme « un tiramisu ? C’est quoi ça ? ». et plus tristement : « Ouah, vous allez souvent au restaurant ! » Il travaillait pour Amazon, dans un entrepôt. Elle, je ne sais pas. Mais je pris alors conscience du fait qu’on rencontre des gens de tous bords, depuis des étudiants jusqu’à des retraités. Dans WoW d’ailleurs les gens étaient en général plutôt aisés, de gauche : des « petits bourgeois » ou bien des enfants de ceux-la.

J’en ai rencontré plusieurs : trois frères vivant près d’ici, et le Canadien/Jordanien chez qui l’un d’eux devait aller travailler pour manager un de ses magasins d’animaux (il m’a dit que si je veux un serpent il m’en offre un ! Qu’en penses-tu Юлия ?) Il m’avait invité à son mariage, en Jordanie. Pour blaguer il avait dit que la fête serait à « Al Qaeda camp ». En fait comme sa famille est aisée, il offrait l’hôtel, des visites touristiques, à ceux qui pouvaient

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y aller. Hélas, je ne pouvais pas prendre de vacances à ce moment-la ! J’aurais bien aimé voir les antiquités dans le désert ! Du même jeu, un gars de Boston me contacte un dimanche soir : « tu vis toujours à New York ? » « Oui pourquoi ? »  « J’y suis ! » Il était dans un hôtel près d’ici, nous avons parlé ordinateurs pendant trois heures : c’est son travail et il m’en avait réparé un et construit deux ! Fait amusant avec lui : il y a bien longtemps, en pleine nuit, on jouait en discutant quand un ancien débarque, saoul, sur le serveur vocal. « Oh la, je ne sais plus jouer, je vais appeler Kayen ! » (le personnage du Bostonien) Nous : « ah oui, il est quatre heures du matin chez lui, il sera ravi de t’aider ! » Le lendemain Kayen nous dit : « bande de salauds ! Il m’a téléphoné et gardé en ligne pendant deux heures ! »

En parlant de jeux nocturnes, une nuit en plein groupe, un joueur a arrêté de bouger, et de parler. Le lendemain après-midi il apparaît : « ouah, je viens de me réveiller, la tête sur le clavier et la main sur une tranche de pizza ». Comme quoi certains clichés ne sont pas que pure imagination !

L’anecdote que je vais maintenant te raconter ne m’est pas personnelle, mais de joueurs de cette époque, peu de temps avant mon arrivée dans cette guilde. Un jour, trois d’entre deux, Américains, décident d’aller rendre visite au « chef » qui vivait à Toronto au Canada. Là ils voulurent faire la fête, alors il les amena dans une discothèque. Toronto est une ville calme, donc rien de bien fameux mais… ils rencontrèrent un groupe de quatre filles, hôtesses de l’air chez British Airways. Deux des Américains commencèrent à faire leur numéro de charme, les deux autres garçons à sourire poliment. Et là une d’elles posa la question : « Au fait, vous vous êtes connus comment ? » Le troisième Américain est un garçon très brillant : professeur de mathématiques, très bavard aussi, mais qui est « book smart », alors les autres le fusillèrent du regard quand il expliqua : « oh dans un jeu en ligne ! Lui c’est un guerrier, moi un druide… » Trois des filles se regardèrent sans rien comprendre, alors que la quatrième essayait de leur expliquer : « mais si c’est facile : lui est druide, alors il soigne les autres… » Il va de soi que ses copines pensèrent « nerds ! » et dirent qu’elles devaient aller se coucher tôt. Mais cela fait quinze ans que c’est arrivé, et je me rappelle encore les rires quand on m’a raconté cette histoire, alors ça valait bien leurs deux jours de voiture !

Quand j’ai déménagé à Calgary, dans le groupe il y avait une fille de la ville, alors elle m’avait donné son numéro « en cas de problème ». Nous l’avons invitée plusieurs fois à sortir en ville, histoire de rencontrer des gens locaux : elle a toujours trouvé des excuses pour ne pas venir : « oh il est tard et j’ai besoin de beaucoup de temps pour me préparer ! »… je crois que certaines personnes préfèrent garder leur vie secrète !

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Peu de temps après mon arrivée au Canada, je changeais de jeu. Ce qui m’étonna le plus ce fut le changement sociologique : mes nouveaux partenaires étant désormais plutôt des travailleurs, et autant hommes que femmes, de tous les pays. Ah oui, fait étrange : pour une raison inconnue, les Québecois savent toujours que je suis Français, avant même de m’entendre parler !

Là j’ai rencontré des gens très étranges, et dont les amitiés en ligne paraissent très peu probables dans la vie. Je t’ai parlé de ce couple qui avait deux enfants, et malgré cela voulaient jouer tous les jours pendant des heures. La femme était une ancienne « Beauty Queen », et sur notre forum avait une photo d’elle, les cheveux boucles et peroxydés, la bannière « Miss », le bouquet de fleurs, et… la couronne ! Elle n’avait pas perdu le côté capricieux de son adolescence : un soir je la contredis. Le lendemain on me dit : « tu l’as faite pleurer ! » « Elle s’est connectée sur le serveur vocal pour pleurer ? » « Oui ! » « … » Parlant de photo, on avait un garçon gay, qui travaillait pour le Comité International Olympique. Un jour il mis une photo de lui à une fête : pantalon de cuir, torse nu avec juste un harnais de cuir !

C’est ce qui me plaisait en fait : des gens qui en ligne vont au-delà des différences qui les séparent autrement. Ainsi le vieil homme aigri fan de hockey et de bière joue avec la lesbienne qui vit dans les bois; le voyageur de commerce qui aime les champignons très colores avec la trans de Washington ; la paysanne conservatrice de l’Illinois avec l’étudiante en médecine lesbienne Néo-Zelandaise. Toutes ces personnes existent, et c’est pour elles que je jouais puisque nous faisions toujours la même chose.

Mais à la longue, je m’aperçus qu’au fond j’étais comme ces gens qui vont tout le temps au bar, rencontrer les mêmes personnes, ayant les mêmes discussions. Alors au final, j’ai préféré me tourner vers d’anciens amis qui font avancer : les livres.

Voilà моя дорогая Юлия, tu en sais un peu plus sur moi, et le pourquoi de cette phase. Je t’envoie des baisers, non virtuels, я тебя люблю !

Твой Géraud